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Un pique-nique en 1791 n'est pas un déjeuner sur l'herbe - enfin, pas pour tout le monde...

Dernière mise à jour : 3 oct. 2021


Par Christian Robardey-Tanner


"Un pique-nique (pluriel pique-niques) ou piquenique est un repas champêtre, pris en plein air. À la différence du casse-croûte, repas simple et avalé rapidement, le pique-nique est un repas agréable, élaboré à l'avance, et souvent d'une durée prolongée. On l'emporte à l'extérieur (dans la nature, dans un jardin, sur une plage, etc.). Conçu au départ pour permettre de profiter du beau temps et de la nature, le pique-nique est aussi un prétexte pour se retrouver en famille ou entre amis[1]. Souvent composé de mets froids, le pique-nique peut aussi s'enrichir de viandes cuites à la brochette ou au gril (barbecue)."[2]


En se basant sur ces 4 traits sémantiques, l’auteur anonyme de l’article Wikipedia explique le concept du pique-nique. Les lectrices et lecteurs d’aujourd’hui y reconnaîtront sans peine une explication plus complète de ce que le Petit Robert résume comme repas où chacun apporte son plat, paie son écot […] en plein air à la campagne, en forêt.

Résumons donc le sémantisme du concept tel qu’il est usité en 2019 :


- Un repas préparé en avance et apporté de chez soi

- Tout participant y contribue

- En extérieur dans la nature

- Un événement social entre intimes


Sans doute le fait qu’à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle le pique-nique ne fût pas (tout à fait) ce qu’il est de nos jours va-t-il contrarier quelques-uns de nos lecteurs, mais nous nous devons de rester fidèles aux sources primaires sur lesquelles nous allons nous appuyer.

Dans la quatrième édition de son Dictionnaire de 1764, l’Académie française donne effectivement la définition de pique-nique que le Petit Robert signale comme vieux : un repas où chacun paye son écot.[3] Cependant, c’est toujours cette même définition qu’en 1788 Jean-François Féraud reprend dans son Dictionaire critique de la langue française en se contentant de rajouter :


"dîner, souper à pique-nique, ou en pique-nique. L'Acad. ne met que le 1er, et il est plus sûr. Rem. Suivant Ménage, ce mot n'est pas ancien dans la langue: il est même inconu dans la plupart des Provinces. Aujourd'hui il est usité par-tout."[4]


Or, trente ans plus tard, Samuel Johnson, dans son dictionnaire, propose la définition suivante:


“"Picknick : An assembly of young people of both sexes at a tavern where everyone pays his club.” Widegren, Swed. And Engl. Lexic. Stockholm, 1788. The English meaning seems to be a select feasting assembly, where each person makes some particular contribution towards the general entertainment."[5]


Le concept suédois coïncide donc avec celui du pique-nique français mais s’associe à un cadre social bien défini, à savoir une assemblée de jeunes personnes des deux sexes dans une taverne. Toutefois, dans sa définition de 1818, l’auteur anglais introduit d’autres nuances sémantiques dans ce concept dans la mesure où, d’une part, il insiste davantage sur le caractère fermé de l’assemblée et, d’autre part, sur le caractère désormais plus forcément matériel (argent, met) de la contribution particulière que chacun est censé apporter au divertissement général de l’assemblée.


Sans doute que le sémantisme du terme a subi une évolution entre 1762 et 1818 et c’est celle-ci qu’à l’aide de sources allemandes du 18e siècle nous allons pouvoir retracer en partie. En effet, la définition de Pickenick que propose Krünitz dans son Encyclopédie présente des traits sémantiques propres tant au concept suédois qu’à la définition de Johnson. Car il écrit :


"A l’origine, le pique-nique désigne une assemblée qui s’est réunie pour le plaisir des amusements de la société tel que la danse et où chacun apporte un plat. […] A présent, on associe à ce terme aussi les assemblées qui se composent de cercles fermés dont chaque membre, à son tour amphitryon, se charge de la restauration de la compagnie."[6]


Force est de constater qu’à la lumière de ces définitions, la signification de pique-nique s’avère un concept assez complexe sur un plan socio-culturel. Cependant, avant de tenter de le décoder dans toute son étendue, nous serons obligés de prendre connaissance des descriptions du pique-nique que nous offre le Journal des Luxus und der Moden.


En effet, dans les éditions de juin 1791[7] et de mars 1792[8], nous trouvons des reportages dans lesquels une journaliste et témoin directe des cercles de pique-niques berlinois, tantôt analytique, tantôt ironique, rend compte des codes sociaux liés à ce type de réunions. Ainsi, le 28 avril 1791, depuis Berlin, elle rapporte au sujet des pratiques propres au pique-nique :


"Si en été, ce sont les visites et promenades qui nous obligent à nous mettre sur notre trente-et-un, ce sont, en hiver, les bals et pique-niques ou ce qu’on appelle ici une fête. Dans ces occasions, on se réunit à 18 heures pour jouer jusqu’à 21 heures et demie avant de souper jusqu’à minuit. Toutefois, quand bien même on a tendance à se parer dans ces circonstances, ce ne sont pas forcément la mode, les habits et le luxe qui y prévalent. Bien souvent, ce sont plutôt la fortune, la coquetterie, l’indolence et le paraître qui y priment. Si par exemple l’amphitryon est d’un rang supérieur par rapport à son hôte, celui-ci et son épouse arrivent dans une belle tenue soignée. Certes, parfois celle-ci est bien démodée et sans goût, mais soignée tout de même. Dans l’autre cas de figure, il faut s’estimer heureux quand l’invité nous fait l’honneur d’accepter l’invitation et ce en se présentant dans un habit sans éclat et négligé."[9]


230 années plus tard, le lecteur curieux apprend, grâce à la journaliste anonyme, qu’un pique-nique ne devait pas forcément avoir lieu en extérieur et qu’en hiver il ressemblait plutôt à un bal privé à domicile dont les activités telles que les jeux et le souper suivaient des heures précises et où, à travers le vêtement, les clivages socio-économiques entre les uns et les autres devenaient transparents. Mais c’est une autre lettre datée du 28 octobre 1791 qui s’avère encore plus riche en détails sur les pique-niques berlinois, centres d’attraction surtout pour le jeune monde :[10]


"Dans le fond, rien d’essentiel ne distingue nos bals de nos pique-niques. La différence est que, quand on est invité à un bal, on est face au défi de devoir composer avec les multiples connaissances froides et guindées de l’amphitryon que celui-ci réunit par souci de respect, de liaisons et de vanité. En revanche, une société de pique-nique se constitue de personnes qui, la plupart du temps, se connaissent. Par conséquent, l’ambiance y est moins froide quoique plus monotone. Je me demande si c’est par politesse ou par ennui mutuel qu’on aime à y accueillir des étrangers. Or ce sont ces derniers qui, ingrats, jugeront les danses exécutées lors de ces pique-niques non seulement tout à fait ordinaires mais encore dépourvues d’élégance. Lors des bals et pique-niques, on joue et l’on danse, mais dans les deux occasions la musique est tout sauf exceptionnelle. Et dans les deux cas de figure, il faut soit faire partie du cercle qui donne le ton ou bien renoncer à la danse. Car les élégants n’y invitent que les dames qui en font partie."[11]


A nouveau, l’auteure insiste sur le caractère fermé des pique-niques. Cependant, cette fois-ci, on apprend que la danse en fait partie intégrante.[12]. Or, il convient de souligner que la journaliste, en faisant mention du comportement méprisant des danseurs lors de ces cercles privés, fait ressortir toute leur ambivalence sociale: d’un côté, les étrangers y sont admis, de l’autre, les danseurs font fi des danseuses étrangères.


Cependant, dans sa lettre datée du 20 décembre 1791, la voyageuse nous renseigne sur ce que les pique-niques ne se réduisent pas à des bals privés à domicile durant l’hiver. Elle note :


"En été, les amusements principaux comprennent entre autres des parties de campagne. Ces séjours champêtres prennent souvent la forme de pique-niques, mais aussi de fêtes qu’on donne à ses amis à la campagne. La seule distinction entre les deux est que, dans le premier cas, ce sont plusieurs qui contribuent à un repas festif. […]. Dans le deuxième cas en revanche, c’est une personne seule qui s’en charge. Vêtu avec soin, on voit défiler des champs, des prés, des arbres, des buissons, des ruisseaux et des collines. Arrivés à destination, on prend place dans l’une des pièces, on converse jusqu’à ce qu’il soit l’heure de se mettre à table. Alors, chaque cavalier offre le bras à l’une des dames pour la conduire à la salle à manger. Là, il lui baise la main pour prendre place à côté d’une autre. Ainsi, on passe plusieurs heures à table et, comme l’on se trouve à la campagne, on fait quelques tours dans le jardin avant de rentrer chez soi."


Pourtant, ce ne sont que les personnes de bon ton qui font ce type de parties à la campagne.[13]

Les explications de notre auteure relatives au pique-nique estival montrent que, contrairement au pique-nique hivernal, les jeux et la danse ne sont pas des activités indispensables et qu’il convient de parler d’une excursion à la campagne où, à l’inverse des pique-niques en hiver,[14] chaque invité contribue par un plat au repas commun. A cet égard, le rapport de l’auteure rejoint la définition de Krünitz[15]. Cependant, on retiendra également que, dans cette occasion, l’expérience de la nature passe par le filtre de la civilisation : les participants ne la perçoivent que depuis la voiture et se promènent non pas en forêt mais dans les jardins de la maison. Ce qui relie le pique-nique d’été à celui en hiver est la société fermée dont les membres se connaissent.


Bal ou pique-nique d'hiver? La différence n'est que subtile. Source: Taschenbuch zum Geselligen Vergnügen, 1802, http://www.musenalm.de/bilder/alm-208/alm-208-11757.jpg

Or, la journaliste voyageuse conclut son récit sur les pratiques liées au pique-nique par un détail fort curieux et précieux :


"Évidemment, il y également les gens sans savoir-vivre[16] qui, pour profiter du matin, partent, soit à pied soit sur une charrette de paysan, de bonne heure à la campagne. Ceux-ci passent toute la journée dehors[17] en riant, en dansant, en chantant et en se courant après. Ils ne craignent ni l’air frais du matin, ni la rosée sur la pelouse et les fleurs. Ni la chaleur du soleil de midi, ni la soirée fraîche et humide après l’orage ne les effarouche. Ils emmènent leur déjeuner dans la forêt proche ou dans un endroit à l’ombre des arbres etc. Tout cela est certes naturel, mais bien loin du bon ton[18]."[19]


L'Automne, par Nicolas Lancret, source: https://www.google.com/imgres?imgurl=https%3A%2F%2Ffr.muzeo.com%2Fsites%2Fdefault%2Ffiles%2Fstyles%2Fimage_basse_def%2Fpublic%2Foeuvres%2Fpeinture%2Fclassique%2Flautomne81819_0.jpg%3Fitok%3DHt_t2dOL&imgrefurl=https%3A%2F%2Ffr.muzeo.com%2Freproduction-oeuvre%2Flautomne%2Fnicolas-lancret&tbnid=kX7SlOIlKkWKiM&vet=1&docid=I4cKBzt_15XEaM&w=650&h=495&itg=1&q=nicolas%20lancrer%20l%20automne&hl=fr-FR&source=sh%2Fx%2Fim&fbclid=IwAR1HTvL1zQd3HVidmXgaq232yhhzL0vD4o2oxis80dI3aYJv7mzCcvCe2Bc Nous remercions notre amie Fabienne Huet de nous avoir fait découvrir cette peinture. Celle-ci illustre "les gens sans savoir-vivre" évoqués par la journaliste pour faire la différence avec ce qu'elle considère comme pique-nique.

On aura remarqué que c’est précisément cette dernière forme de sociabilité en pleine nature qui se rapproche le plus de la notion actuelle du pique-nique alors que, selon l’auteure, elle est aux antipodes de la définition du pique-nique tel qu’il est pratiqué par la bonne société de l’époque[20]. Aussi la journaliste ne la désigne-t-elle pas comme tel. Toutefois, comme elle la place dans le contexte immédiat des pratiques liées au "bon ton", il convient de partir du principe que cette forme de déjeuner à la campagne répondait à une forme de partie de campagne déjà courante parmi les petites gens. Cependant, ce n’est qu’au cours de la deuxième partie du 19e siècle que ce sera exclusivement ce type de déjeuner qu’on associera au nom de pique-nique.[21]


Si, après toutes ces considérations, nous analysons, en nous appuyant sur neuf paramètres, le sémantisme du pique-nique pour la période allant de 1762 à 1818, nous pouvons retracer son évolution comme suit :



Or, quelles conclusions au sujet du pique-nique pouvons-nous tirer des lectures que nous offrent les textes primaires pour l’espace germanique?


A la fin du 18e et au début du 19e siècle, le terme désigne :


a) Un cercle de jeunes personnes de la bonne société se connaissant personnellement et qui se permettent occasionnellement d’y amener des étrangers.


b) Il existe un pique-nique d’été et un pique-nique d’hiver. En été, le pique-nique correspond à une excursion à la campagne, plus précisément à une visite de la propriété de l’un des membres du cercle. Durant cette visite, les participants prennent un repas commun à l’intérieur de la maison auquel chacun contribue par un plat qu’il apporte de chez lui. En hiver, le pique-nique prend la forme d’un bal privé à domicile qui débute dans l’après-midi tardif par des jeux et qui se clôt par un souper qui dure jusque tard dans la nuit.



Dictionnaire de l’Académie Françoise, quatriéme édition, Brunet, Paris, 1762.


BERTUCH, Friedrich Justin, Journal des Luxus und der Moden, Junius 1791, Weimar.


BERTUCH, Friedrich Justin, Journal des Luxus und der Moden, März 1792, Weimar.


CAMPE, Joachim Heinrich, Väterlicher Rath für meine Tochter. Ein Gegenstück zum Theophron, Der erwachsenen weiblichen Jugend gewidmet, Frankfurt und Leipzig, 1790.


ERKER, Brigitte, Justus Möser in Pyrmont 1746-1793, Bad Pyrmont Museumsverein, 1991.


FÉRAUD, Jean-François, Dictionaire critique de la langue française, Mossy, Marseille, 1787-1788.


FLÖRIKE, Heinrich Gustav, Krünitz, Oekonomisch-technologische Encyklopädie, oder allgemeines System der Staats- Stadt- Haus- und Landwirthschaft und der Kunstgeschichte, Joachim Pauli, Berlin, 1810.


GIEL, Volker, OELLERS, Norbert, J.W. Goethe. Briefe. Historisch-kritische Ausgabe Juni 1788 – Ende 1790. Band 81/ Text, Klassik Stiftung Weimar, De Gruyter, 2017.


SCHMIEDER, Benjamin Friedrich, Das Mädchen von Andros! Ein Lustpiel von Terenz, Hendel, Halle, 1790.


STEINMETZ, Johann Adam, Praktische Lebensbeschreibung verstorbner und noch lebender Geistlichen, für Leser, die durch ihrer Mitmenschen Beyspiele lernen wollen, Stendal, Franzen und Grosse, 1787.


KAUFMANN, Gerhard, Louis C. Jacob: restaurant und hotel an der Elbchaussee, Altonaer Museum in Hamburg, 1995.


JOHNSON, Samuel, A dictionary of the English language Vol. IV, Longman, Hurst, Rees, Orme and Brown, London, 1818.


[1] Éléments soulignés par l’auteur de cet article.

[3] Dictionnaire de l’Académie Françoise, quatriéme édition, Brunet, Paris, 1762.

[4] FÉRAUD, Jean-François, Dictionaire critique de la langue française, Mossy, Marseille, 1787 – 1788.

[5] JOHNSON, Samuel, A dictionary of the English language Vol. IV, Longman, Hurst, Rees, Orme and Brown, London, 1818.

[6] Flörke, Heinrich Gustav, Krünitz, Oekonomisch-technologische Encyklopädie, oder allgemeines System der Staats- Stadt- Haus- und Landwirthschaft und der Kunstgeschichte, Joachim Pauli, Berlin, 1810.

[7] BERTUCH, Friedrich Justin, Journal des Luxus und der Moden, Junius 1791. Weimar

[8] BERTUCH, Friedrich Justin, Journal des Luxus und der Moden, März 1792, Weimar.

[9] BERTUCH, Friedrich Justin, Journal des Luxus und der Moden, Junius 1791, pp. 332 – 333.

[10] BERTUCH, Friedrich Justin, Journal des Luxus und der Moden, März 1792, p. 111.

[11] BERTUCH, Friedrich Justin, Journal des Luxus und der Moden, März, 1792, p. 112.

[12] Une lettre que Caroline Herder adresse à son époux et qui date du 14 novembre 1788 confirme que ce type de pique-niques dansants avaient lieu en hiver. Goethe lui-même y prenait part. Voir: GIEL, Volker, OELLERS, Norbert, J.W. Goethe. Briefe. Historisch-kritische Ausgabe Juni 1788 – Ende 1790. Band 81/ Text, Klassik Stiftung Weimar, De Gruyter, 2017, 58.17-17.

[13] BERTUCH, Friedrich Justin, Journal des Luxus und der Moden, März 1792, p. 117 – 118.

[14] En tout cas, l’auteure ne mentionne pas que, dans le cas des pique-niques d’hiver, les invités apportent des plats.

[15] Qu’en prenant part à un pique-nique ce fût une évidence d’apporter un plat préparé chez soi confirme également la lecture de CAMPE, Joachim Heinrich, Väterlicher Rath für meine Tochter. Ein Gegenstück zum Theophron, Der erwachsenen weiblichen Jugend gewidmet, Frankfurt und Leipzig, 1790, p. 484.

[16] C’est l’auteur de cet article qui souligne.

[17] dito

[18] dito

[19] Ibid., p. 118.

[20] Que les contemporains désignent ce type de déjeuner dans la nature de «promenade» - et ce explicitement par opposition au pique-nique des classes supérieures – confirme la lecture de STEINMETZ, Johann Adam, Praktische Lebensbeschreibung verstorbner und noch lebender Geistlichen, für Leser, die durch ihrer Mitmenschen Beyspiele lernen wollen, Stendal, Franzen und Grosse, 1787, p. 280 – 281.

[21] Voir KAUFMANN, Gerhard, Louis C. Jacob: Restaurant und Hotel an der Elbchaussee, Altonaer Museum in Hamburg, 1995, p. 27 et ERKER, Brigitte, Justus Möser in Pyrmont 1746-1793, Bad Pyrmont Museumsverein, 1991, p. 16.

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