Par Christian Robardey-Tanner
Venons-en au fait tout de suite! Tout d’abord : si vous aussi, vous faites partie des passionnées du costume historique à qui l’anachronisme « zone front » fait saigner le cœur quand il est question de certains corsages de robes à l’Anglaise, cet article vous mettra du baume dessus. Désormais vous pourrez continuer à parler français en vous exprimant sur votre forme de corsage préférée. Ensuite : si jusqu’à présent vous mettiez toutes les redingotes dans le même sac, vous saurez désormais les distinguer de leurs soeurs les demi-redingotes. Et, pour finir, et c’est pourquoi je vous propose cette lecture, vous allez partir à la découverte des détails vestimentaires d’un portrait de dame anonyme pour ancrer son origine dans une année bien précise. Je vous avoue sans ambages que – s’il n’y avait pas eu la rencontre avec cette belle inconnue, jamais je n’aurais épluché chacune des éditions des journaux de mode de LEBRUN et de BERTUCH de 1786 à 1788.
De la redingote à la demi-redingote à l’Anglaise
Quand on parcourt l’ensemble des cahiers du magasin des modes Nouvelles françaises et anglaises de LEBRUN parus entre 1786 et 1788 en se focalisant sur les gravures et leurs descriptifs consacrés aux redingotes, on arrive aux conclusions suivantes:
- la redingote se porte durant l’hiver et est en drap.
- elle se distingue toujours par un col, appelé colet tombant. Celui-ci peut se composer de trois colets tombants superposés. Il existe également des modèles avec, en plus, un colet élevé.
- au niveau du bas de robe, la redingote d’hiver est pourvue de part et d’autre de poches.
- souvent, le bas de robe de la redingote est rejeté par derrière, mais il existe des modèles dont le bas est fermé par devant.
Or, pour pouvoir dater le portrait, il faut savoir que dans l’édition du magasin des modes du 30 juillet 1787 apparaît pour la première fois un type de redingote appelé demi-redingote décrit par LEBRUN comme suit :
Le mot demi-redingote souligné et écrit dans le détail de la planche 1ère, annonce que la mode des demi-redingotes est nouvelle. […]
La Femme représentée dans cette Planche, est vêtue d’une demi-redingote de taffetas couleur queue de serin, à un seul colet très-large, découpé, & à manches de fourreau, au bout desquelles sont attachées des manchettes à deux rangs de gaze découpée. Elle est vêtue sous cette demi-redingote d’un corsage à pointe longue, lequel est garni de deux rangs de très-larges boutons blancs de nacre et de perle, & d’un jupon de taffetas blanc découpé par le bas. Nous croyons qu’il serait impossible de trouver un habillement plus galant que celui entier de cette Femme.[1]
Or, contrairement aux redingotes d’hiver, leur pendant estival, la demi-redingote, se démarque d’une part par des manches en sabots[2] et d’autre part par le fait qu’elle est en soie. Elle est dépourvue de col élevé et s’avère, par-là, proche de la robe à l’Anglaise.
Dans l’édition du 10 septembre, nous trouvons d’autres indices quant à l’identification du vêtement de notre jolie inconnue. Ainsi, LEBRUN écrit :
Nous sommes supposés en défaut pour les habits dans la Planche première, pour avoir le droit de nous relever dans celle-ci, & de montrer d’une manière plus ressortie, plus visible, que les demi-redingotes ont reçu un nouvel embellissement, qui leur donne un très-vif éclat. Il consiste dans la différence de la couleur des colets & les boutons d’avec la couleur de la demi-redingote […]. Cette difference de la couleur des colets & des boutons, d’avec la couleur de la demi-redingote, s’apperçoit par le buste de la première femme vêtue d’une demi-redingote de taffetas blanc à colets & et boutons couleur violet d’Evêque. Il eût peut-être été impossible de mieux prononcer ces différences[3].
L’habit de notre modèle anonyme offre en effet le type de contraste évoqué ci-dessus en jouant sur les couleurs des colets, du corsage, du parement de manche et des boutons. BERTUCH dont le Journal des Luxus und der Moden apparaît à Weimar et suit la mode parisienne toujours avec quelques semaines voire mois de retard s’en fait l’écho quand il constate :
Zum Negligee ist die Demi-Redingote noch immer der Liebling unserer Damen, und wird es wohl noch lange bleiben, weil sie sehr gut kleidet. Eine neue Modifikation davon ist, dass man sie jetzt mit Kragen, Revers und Knöpfen von anderer Farbe trägt. Ist z.E. die Demi-Redingote von weissen Pecking oder Gros de Naples, so sind Kragen, Revers und Knöpfe so wie auch der Rock Violet de Cour oder Eveque; oder das Kleid rosa, und Kragen, Knöpfe und Rock blassgrau, u.s.w.[4]
A titre de négligé, les demi-redingotes sont les robes préférées de nos dames. Sans doute cette mode durera-t-elle encore longtemps. Il y a une nouveauté les concernant, à savoir qu’on les porte aujourd’hui avec des collets, revers et boutons d’une autre couleur. Par exemple, si la demi-redingote est en pékin blanc ou en gros de Naples, les collets, revers et boutons ainsi que le jupon seront de couleur violet de cour ou d’évêque, ou bien si la robe est rose, les collets, boutons et le jupon seront d’un gris pâle et ainsi de suite.
Il ressort clairement des descriptions de BERTUCH qu’en parlant de ce type de demi-redingote, les collets et autres éléments sont découpés. Par ailleurs, ce n’est que dans les descriptifs à lui que nous apprenons – car les textes français ne l’explicitent pas – comment nous devons nous imaginer les demi-redingotes vues de dos :
Die Demi-Redingote, die ich Ihnen in meinem letzten Briefe als ein neues Kind der Mode anzeigte, ist seitdem fast die allgemeine Tracht unserer Damen worden. Man trägt sie jetzt im Herbst […] mit langen Ärmeln mit Aufschlägen à la Marinière, ohne alle Garnierung blos rund herum, so wie auch Kragen und Revers in grossen und kleinen Bogen decoupiert […]. Diese seidenen Demi-Redingotes haben hinten weder Knöpfe noch Taschen, wie die von Tuche. […][5]
La demi-redingote dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre en la présentant comme une nouvelle mode est devenue presque le vêtement commun de nos dames. On la porte maintenant en automne […] les manches longues à la Marinière, sans garniture aucune sauf que les collets et revers sont découpés sous forme de petits ronds […]. Ces demi-redingotes en soie, contrairement à celle en drap, n'ont derrière ni poches ni boutons.
Allez, ciao, «zone front»! Bonjour, robe dégagée par devant!
Toutefois, l’élément décisif permettant la datation du tableau se trouve seulement dans l’édition du magasin des modes parue le 20 septembre 1787 lorsque LEBRUN nous livre une nouvelle variation de la demi-redingote :
Une nouvelle demi-redingote, dite à l’Angloise. C’est sûrement la manière dont cette redingote est coupée & dégagée pardevant, qui l’a fait nommer ainsi : car il n’y a pas d’autre différence de celle-ci aux demi-redingotes que nous avons déjà annoncées, que ce dégagement. Cette demi-redingote est entièrement jettée parderrière, & ne couvre nullement pardevant. Le jupon s’apperçoit plus des trois quarts. Nous n’imaginons pas que ce soit le dessin de l’étoffe, ni la simplicité de la façon de la demi-redingote, qui l’ait fait appeler à l’Angloise ; ce ne peut être que la manière dont elle est dégagée. […] Dès le haut du corsage, elle est déjà bien dégagée, & va toujours en se dégageant très-sensiblement jusqu’en bas.[6]
A ce sujet, l’écho weimarien se fait sur un ton bien plus laconique, car BERTUCH note:
Ebenso trägt man auch Demi-Redingotes, die gleich von der Brust ab sehr abfallen und so sehr zurückgeschnitten sind, und zurückfallen, dass sie beynhahe den ganzen Rock sehen lassen.[7]
De même porte-t-on à présent des demi-redingotes qui, depuis le haut du corsage sont tellement dégagées qu’on peut presque voir tout le jupon.
Nous voilà enfin en mesure de résumer : notre Française anonyme porte une demi-redingote à l’Anglaise qui reflète les éléments distinctifs qu’offrent les gravures de mode contenues dans le magasin des modes parues entre le 30 juillet et le 20 septembre 1787 ainsi que celles du Journal des Luxus und der Moden des mois d’octobre, de novembre et de décembre de la même année :
- le jeu sur le contraste entre deux couleurs. Dans le cas de la demi-redingote du portrait, celui-ci s’observe d’une part entre le blanc cassé du collet tombant du milieu, des manches, de l’ornement du parement de manche et du devant du corsage et, d’autre part, le bleu des deux autres collets tombants, du parement de manche, des boutons et du reste de l’habit.
- la demi-redingote présente des manches en sabots garnis de manchettes à deux rangs.
- elle est dégagée par devant et appartient par-là à la demi-redingote à l’Anglaise.
- ses collets et l’ornement du parement de manche sont découpés sous forme de petits ronds.[8]
Quoi qu’il en soit, malgré tous les parallèles identifiés entre la demi-redingote représentée sur le tableau et celles documentées par le truchement des gravures de mode, nous constatons trois types de différences : Pour commencer, contrairement aux dames des gravures, celle du portrait ne porte ni fichu ni mouchoir lui couvrant la gorge. Puis, en guise de volants en simple gaze, ses manches et son décolletage sont agrémentés de dentelles.[9]
Enfin, ses manches en sabots présentent des parmens bleus pourvu d’un ornement blanc cassé découpé en petits ronds complété par deux boutons bleus.
Or, on peut y voir un parallèle avec un croquis qui montre une dame en demi-redingote dont on prétend qu’il s'agit de la Reine de France et qui aurait été envoyé par Axel von Fersen à sa sœur suédoise[10]. En effet, les finitions des parements ressemblent sensiblement à celles qu’on observe sur ceux du portrait. En outre, la Reine porte des dentelles aussi bien autour du décolletage de sa demi-redingote que comme garniture de ses manches en sabots. Seul bémol : ce dessin ne porte pas de date. En revanche, dans les documentations de Madame d’Éloffe, nous apprenons qu'en faisant une promenade dans une redingote dans le Paris de 1787, la Reine n’est pas passée inaperçue :
Une auguste dame, disent les feuilles de l’époque (c’était la Reine elle-même), parut un jour au jardin des Tuileries, dans l’habillement représenté dans la planche 35. […] Elle est représentée ici en demi-deuil, portant une redingote en taffetas gris-blanc, à trois grands collets tombants, à manches à la marinière et à poches en long sur les côtés.
Les devants de sa redingote étaient découpés depuis le dessous de la taille jusqu’en bas, et bordés entièrement d’un ruban noir. Les trois collets étaient également bordés d’un ruban noir.
Le corset et le jupon étaient d’un taffetas pareil à celui de la redingote, tous deux étaient découpés par le bas et bordés d’un ruban noir. Elle tenait à la main une longue canne, comme on les portait autrefois ; c’était le matin qu’elle se promenait ; beaucoup de dames en portaient alors de semblables le matin. Si c’eût été l’après-midi, elle eût eu en sa main une petite badine ou un petit bambou.[11]
Ah bon, c’est déjà ça?
Pas tout à fait. Il y a encore un aspect vestimentaire dont nous n’avons pas encore parlé est c’est la coiffure de notre belle. Quand on compare la sienne à celles représentées sur les gravures de mode liées à la demi-redingote, on peut discerner aussi bien des parallèles que des différences. Pour commencer, notre belle Française est frisée tout en tapet[12] et ses cheveux sont crêpés. Pourtant, sa coiffure – comparée à celles des gravures – s’avère bien moins volumineuse d’une part. D’autre part, on n’aperçoit pas trois jusqu’à quatre “grosses boucles inclinées [qui] lui tombent de chaque côté sur le sein [ni que s]es cheveux parderrière flottent à la Conseillère» comme LEBRUN ne se lasse pas de le répéter pour quasiment chacune de ses gravures. En parlant de notre dame, les boucles se voient réduites au nombre de deux[13] et que ses cheveux par derrière flottent aussi généreusement à la Conseillère, on peut en douter.[14] En outre, en étudiant les gravures du magasin des modes, on a l’impression que les demi-redingotes sans chapeaux, ça n’existe pas. Peut-être ces « manques » suggèrent-ils le cadre intime du moment de la pose dans un contexte domestique ? Peut-être le portrait était-il destiné au prétendant de l’inconnue ? Nous pouvons désormais nous plaire à formuler des conjectures relatives aux cercles de peintres auxquels il convient d’attribuer ce portrait (faudrait-il chercher du côté d’Antoine Vestier Avallon ?). En tout cas, je me ferai un plaisir de lire vos réflexions dans les commentaires sous cet article !
Bibliographie:
LEBRUN, Jean Antoine, Magasin des Modes nouvelles françaises et anglaises, décrites d’une manière claire, & precise, & représentées par des Planches en Taille-douce, enluminées, chez Buisson, Paris, 1786 - 1787, 1e cahier – 36e cahiers, Sigle MDM86/ MDM87.
BERTUCH, Friedrich Justin, Journal der Moden, Weimar, mai, 1787. Sigle: JDMM87
LE COMTE DE REISET, Modes et usages au temps de Marie-Antoinette. Livre-journal de Madame Éloffe. Tome premier 1787 -1790, Paris, Librairie de Firmon Didot, 1885.
[1] LEBRUN, Jean Antoine, Magasin des Modes nouvelles françaises et anglaises, décrites d’une manière claire, & precise, & représentées par des Planches en Taille-douce, enluminées, chez Buisson, Paris, 1787, 30 juillet, 26e cahier, planche II, pp. 204 – 206. [2] À plusieurs reprises, LEBRUN fait mention de ces manches en sabots. [3] MDM87, 10 septembre, p. 235. [4] JDLUDM87, novembre, 1787, p. 388. [5] JDLUDM87, octobre, 1787, p. 356. [6] MDM87, 20 septembre, p. 243 – 244. [7] JDLUDM, novembre, 1787, p. 388. [8] Mme Éloffe fait mention de demi-redingotes avec des triples collets, p. 95. [9] Voir MDM87, 30 juillet, 26e cahier, Planche 2 («manchettes à deux rangs de gaze découpées»), 30 août, 29e cahier, Planche 1 («un long filet de soie blanc»), 20 septembre, 31e cahier, Planche 1 («simples manchettes de gaze d’Italie découpées»), 20 octobre, 34e cahier, Planche II («larges manchettes de gaze d’Italie»), 10 novembre, 36e cahier, Planche II («manchettes de gaze unie découpées»). [10] http://fashionismymuse.blogspot.com/2008/12/sketch-of-marie-antoinette.html und http://demodecouture.com/marie-antoinette-redingote-starting-the-project/ [11] LE COMTE DE REISET, Modes et usages au temps de Marie-Antoinette. Livre-journal de Madame Éloffe. Tome premier 1787 -1790, Paris, Librairie de Firmon Didot, 1885, p. 144 [12] Cette expression se retrouve quasiment dans chacune des descriptions relatives aux gravures des éditions du magasin des modes de 1787. L'exemple cité est tiré de la planche II du 34e cahier et date du 20 octobre, p. 240. [13] dito [14] dito
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